Les Tibétains se rebellent
Dès qu'il eut conquit la
Chine, Mao décida de s'emparer du Tibet. Lors de son entrevue avec Staline,
le 22 janvier 1950, il demanda que l'aviation soviétique acheminât des
approvisionnements aux troupes chinoises qui " se préparaient à une attaque
". " C'est une bonne chose que vous lanciez cette attaque. Il faut soumettre
les Tibétains ", répondit Staline, et il conseilla d'inonder le Tibet et les
autres régions frontalières de Chinois Han : " L'ethnie chinoise ne
constitue pas plus de 5 % de la population du Xinjiang, dit-il. Il faut
élever cette proportion à 30 % […]. En fait, tous les territoires
limitrophes devraient être peuplés de Chinois ". Ce fut exactement ce à quoi
le régime communiste chinois s'employa dès lors.
En 1950-1951, vingt mille
soldats venus de Chine communiste pénétrèrent en territoire tibétain. Mao
cependant se rendit compte qu'il lui était impossible d'en envoyer
davantage, car aucune route digne de ce nom ne permettait d'approvisionner
une grande armée. De plus, les soldats de Mao n'étaient pas habitués à
l'altitude, et l'armée tibétaine était loin d'être négligeable. Mao se prêta
donc au jeu des négociations, en prétendant qu'il avait l'intention
d'accorder au Tibet une quasi-autonomie. Affectant la modération et la
bienveillance, il reconnut le Dalaï Lama, le chef spirituel et temporel de
la nation tibétaine, comme dirigeant légitime du pays ; il lui envoya des
cadeaux, notamment un projecteur de films 16 mm, et tint des propos
rassurants aux délégations tibétaines. En même temps, il se hâtait de faire
construire deux routes donnant accès à la région.
En Septembre 1954, le Dalaï Lama, âgé de dix-neuf
ans, se rendit à Pékin, afin d'assister aux travaux de l'Assemblée nationale croupion
dont il avait été nommé membre. Mao le rencontra au moins une douzaine de fois au
cours de son séjour, qui se prolongea pendant six mois, bien décidé à faire sa
conquête … à et le désarmer. Il connaissait l'intérêt du jeune
homme pour les sciences : " Vous êtes un réformateur de mon
espèce.
Nous avons beaucoup de
choses en commun ", lui dit-il en évoquant la réforme de l'éducation. "
C'était cela le danger avec Mao, nous a confié le Dalaï Lama : tout ce qu'il
disait était à moitié vrai. A moitié vrai ! ". Tout en jouant la carte de
l'apaisement, Mao se montrait aussi paternaliste et autoritaire, et
reprochait vivement à son visiteur de ne pas admettre que " la religion
était un poison ".
Soucieux de faire du mieux
qu'il pouvait pour le bien de son peuple, le Dalaï Lama demanda à adhérer au
PCC. Sa requête ayant été repoussée, il s'efforça néanmoins de maintenir Mao
dans de bonnes dispositions, et, de retour à Lhassa, il lui adressa au cours
de l'été de 1955 une lettre dans laquelle il avait glissé une fleur du
Tibet. Mao lui répondit sur un ton frôlant la sentimentalité
:
Cher Dalaï Lama, j'ai été
très heureux de recevoir votre lettre […]. Vous me manquez souvent, comme me
manquent les heureux moments que nous avons passés ensemble à Pékin. Quand
aurai-je le plaisir de vous revoir ? […]. J'ai été enchanté par la fleur
tibétaine que vous avez jointe à votre lettre […]. J'en joins une à la
mienne pour vous …
Au
début de 1956, les deux grandes routes donnant accès au
Tibet étaient achevées. C'est alors que Mao commença à réquisitionner la nourriture,
à attaquer la religion et à confisquer les armes dans
une région contiguë au Tibet, le Kham, où vivaient environ un demi-million
de Tibétains. Ceux-ci se rebellèrent, et, dès la fin du mois de mars, ils
avaient réuni une force armée de plus de soixante mille hommes,
disposant de quelque cinquante mille fusils. La rébellion se répandit comme une
traînée de poudre dans d'autres régions où les Tibétains constituaient la majorité de la
population.
Mao se retrouva soudain
confronté à une véritable guerre dans des zones très étendues à l'intérieur
du pays. Pour y faire face, il eut recours à l'artillerie lourde et aux
bombardements aériens. Mais le nombre et la combativité des rebelles lui
firent très vite comprendre à quelle espèce de résistance il se heurterait
au Tibet même. En Septembre, il suspendit son plan de " maoïsation " du
pays.
Deux ans plus tard, en 1958,
le lancement du Grand Bond en avant entraîna une hausse colossale des
réquisitions de denrées alimentaires. Celles-ci rencontrèrent une résistance
farouche au Tibet, ainsi que dans les quatre immenses provinces de la Chine
occidentale, le Gansu, le Qinghai, le Yunnan et le Sichuan, qui comptaient
une nombreuse population tibétaine. Beaucoup de Tibétains étaient parvenus à
conserver leurs armes à feu, car celles-ci leur étaient indispensables pour
protéger leurs troupeaux ; ils avaient aussi des chevaux, ce qui les rendait
particulièrement mobiles. Surtout, ils possédaient une identité, une langue
et une religion bien à eux, qui leur permettaient de s'organiser en
secret.
Dans le Qinghai, une
province plus grande que la France, la révolte s'étendit à tout le
territoire. Le 24 juin, Mao donna l'ordre de la mater au plus vite. Dans le
même temps, il avertit son commandement militaire " de se tenir prêt à faire
face à une rébellion à outrance au Tibet même ". Il précisa de façon
explicite qu'elle devrait être écrasée sans merci. " Au Tibet, écrivit-il le
22 janvier de l'année suivante, nous aurons besoin d'une guerre totale pour
régler le problème de façon définitive. Les dirigeants […] disposent à
présent d'une force rebelle de 10 000 hommes, dont le moral est au plus
haut. Ce sont nos plus sérieux ennemis. Mais c'est […] une excellente chose,
car cela nous permettra de résoudre nos problèmes par la guerre. " Plus
grande sera l'agitation, notait-il un mois plus tard, mieux cela vaudra
".
Le 10
mars 1959, une émeute éclata à Lhassa, où le bruit s'était répandu
que les Chinois projetaient d'enlever le Dalaï Lama. Des milliers de gens se
rassemblèrent devant son palais et dans les rues, en criant : " Dehors,
les Chinois ! ". Le lendemain, Mao ordonna à ses hommes de
laisser le Dalaï Lama s'échapper. Il supputait que si celui-ci était tué, l'opinion se
mobiliserait dans le monde entier, en particulier dans les pays bouddhistes et en Inde,
le champion des non-alignés que Mao coutisait.
Pendant la nuit du 17 mars,
le Dalaï Lama parvint à quitter Lhassa et gagna l'Inde. Une fois la nouvelle
confirmée, Mao dit à ses troupes : " Faites tout votre possible pour retenir
nos ennemis à Lhassa […] comme cela, quand le gros de nos forces arrivera,
nous pourrons les encercler et les anéantir ".
La guerre sur le terrain
était appuyée par la propagande. Le 7 avril, Mao se renseigna sur les
coutumes tibétaines. Il voulait en particulier savoir si les dirigeants
utilisaient la torture et si l'on continuait d'écorcher vifs les lamas
indociles et de leur sectionner les tendons. Le 29, sur un ordre de lui, une
vigoureuse campagne de presse fut lancée, brossant du Tibet un tableau
terrifiant : tous les jours s'y déroulaient des supplices atroces comme les
deux que nous venons de mentionner, et l'on arrachait aussi les yeux aux
récalcitrants. Ravivant des préjugés séculaires, cette vague de propagande
se révéla efficace, et Mao réussit à instiller dans l'esprit de ses
compatriotes l'idée que le Tibet était un pays
barbare.
Le régime instauré par
l'ancienne théocratie tibétaine avait présenté bien des aspects rebutants,
mais, en matière de brutalité et de souffrances, il ne pouvait rivaliser
avec celui de Mao. Le contraste ressort clairement d'une longue lettre
(d'environ cent soixante feuillets) que le Panchen Lama, second chef
spirituel du Tibet par ordre d'importance, adresserait à Chou En Laï en
1962. Cette lettre, dans laquelle il décrivait les évènements qui s'étaient
déroulés entre 1959 et 1961, a d'autant plus de poids que le Panchen Lama
avait d'abord été heureux d'accueillir les troupes de Mao au Tibet et avait
même approuvé la répression de la révolte de Lhassa, en 1959. Qui plus est,
Chou lui-même reconnut que la lettre ne contenait rien
d'inexact.
Mao avait imposé à
l'économie tibétaine un niveau de réquisitions bien supérieur à ce qu'elle
était en mesure de fournir. " [Autrefois], écrivait le Panchen Lama, la
nourriture ne manquait pas autant […] personne ne mourrait de faim ". Mais
en 1959 et 1960, " on a collecté trop de céréales, on confisquait même les
aliments et la tsampa [une farine d'orge qui constitue la base de
l'alimentation tibétaine] que les gens plaçaient dans leurs sacs d'offrandes
". Les réquisitions étaient brutales : " Presque toutes les réserves
alimentaires, la viande et le beurre ont été confisqués […]. Il n'y avait
plus d'huile pour allumer les lampes, pas même de bois pour le feu ". " Pour
survivre, les gardiens de troupeaux ont dû manger leurs bêtes en grand
nombre ". La population était conduite dans des cantines, où on leur servait
" des mauvaises herbes, et même des écorces, des feuilles, des racines et
des graines impropres à la consommation ". Les aliments traditionnellement
réservés aux animaux étaient " désormais considérés comme des mets rares,
nourrissants et délicieux ". L'état de santé de la population se dégrada
rapidement. " Une banale maladie infectieuse comme le rhume provoqua […]
d'innombrables décès. Beaucoup de gens […] mouraient aussi de faim […]. La
mortalité était épouvantable […]. Jamais dans toute l'histoire du Tibet, une
famine n'avait causé de tels ravages ".
Tout en rédigeant sa lettre,
le Panchen Lama parcourait diverses régions du Tibet. Il découvrit que, dans
le Qinghai, les habitants ne possédaient même plus de bols pour manger. "
Dans l'ancienne société, même les mendiants avaient des bols ",
observa-t-il. Sous Tchang Kaï Chek et aussi sous le seigneur de la guerre
musulman, Ma Pu-fang, jamais les Tibétains du Qinghai " n'avaient été
pauvres au point de ne pouvoir s'acheter un bol " ! Plus tard, des
gens tentèrent à plusieurs reprises de s'introduire de force dans les camps
de travail et les prisons, dans l'espoir d'y trouver quelques
vivres.
Un grand nombre de Tibétains
durent subir de violentes séances de dénonciation, y compris le propre père
et la famille du Panchen Lama. " Certains on été si cruellement battus,
nota-t-il, qu'ils saignaient des yeux, des oreilles, de la bouche et du nez
; ils s'évanouissaient, avaient les bras ou les jambes cassés […] d'autres
mouraient sur place ". Pour la première fois au Tibet, le suicide devint une
pratique répandue.
Les Tibétains étaient si
nombreux à rejoindre les rébellions contre le régime de Mao que les soldats
chinois en vinrent à les traiter tous en ennemis, et ramassaient la majorité
des hommes adultes. Dans de nombreux villages, il ne restait que " les
femmes, les vieux, les enfants et quelques très rares hommes jeunes ou d'âge
mûr ". Après la mort de Mao, le Panchen Lama révéla un chiffre confondant,
qu'il n'avait pas osé inclure dans sa lettre : 15 à 20 % de tous les
Tibétains, soit peut-être la moitié des hommes adultes, avaient été jetés en
prison, où ils succombèrent en masse aux travaux forcés. Ils étaient traités
en sous-hommes. Le lama Palden Gyatso, qui avait été condamné à une longue
peine d'emprisonnement qu'il supporta avec un grand courage, nous a confié
que lui-même et les autres prisonniers étaient fouettés avec des fils de
fer, tandis qu'ils tiraient de lourdes charrues.
Pour écraser les rébellions,
les soldats chinois se comportaient de façon atroce. Dans un village,
préciserait le Panchen Lama (après la mort de Mao), " les corps des victimes
furent traînés jusqu'en bas de la montagne " et ensevelis dans une vaste
fosse commune ; on fit venir les familles des morts, et on leur dit : " Nous
avons éliminé les bandits rebelles, c'est jour de fête. Vous allez danser
sur la fosse où sont enterrés leurs cadavres ".
Les atrocités se doublaient
d'une volonté d'anéantir la culture tibétaine. Une campagne officiellement
baptisée " la grande destruction " fut alors lancée. Le mode de vie des
Tibétains fut soumis à de violentes attaques, sous pretexte qu'il était "
arriéré, sale et inutile ". Mao voulait à toutes forces éradiquer la
religion, qui constituait pour la majorité des habitants l'essence même de
leur vie. Lorsqu'il avait rencontré le Dalaï Lama, en 1954-1955, il lui
avait déclaré qu'il y avait trop de moines au Tibet, ce qui était
préjudiciable à la " reproduction de la force de travail ". A présent,
bonzes et bonzesses devaient rompre leurs vœux de célibat et se marier sous
la contrainte. " Les textes sacrés furent utilisés comme engrais, et l'on
fabriqua des souliers avec les images du Bouddha et les soutras ", écrirait
le Panchen Lama. La destruction fut si complète que " même des déments
n'auraient pu en faire autant ". La plupart des monastères furent dévastés :
" On aurait dit que ces endroits venaient d'être ravagés par la guerre et
les bombardements ". D'après le Panchen Lama, le nombre de monastères
tibétains, qui s'élevait à deux mille cinq cents avant 1959, " ne dépassait
pas soixante-dix en 1961 ". Le nombre de bonzes et de bonzesses chuta quant
à lui de plus de cent mille à sept mille (dix mille d'entre eux réussirent à
fuir à l'étranger).
Une des directives que les
Tibétains ressentirent de façon particulièrement douloureuse fut
l'interdiction des cérémonies mortuaires. Comme l'écrivit le Panchen Lama
:
" Quand quelqu'un meurt,
s'il n'y a pas de cérémonie pour expier ses péchés, afin que son âme soit
libérée du purgatoire, cela revient à traiter le mort avec la plus grande
[…] cruauté […]. Les gens disaient : Nous mourons trop tard […]. Désormais,
quand nous mourrons, nous serons jetés dehors comme des chiens !
"
Quand le Panchen Lama
parcourut le pays, au début des années 1960, les gens, en courant de grands
risques, allaient le trouver et le supplier en pleurant : " Ne nous laissez
pas mourir de faim ! Ne laissez pas détruire le bouddhisme ! Ne laissez pas
s'éteindre le peuple du pays des neiges ! ". Mao fut " très mécontent " de
la lettre du Panchen Lama et le lui fit payer très cher, notamment par dix
années de prison.
Au Tibet comme dans toute la
Chine, le règne de Mao causa des malheurs sans
précédent.